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Mois de l'inclusivité : «J’ai foi en la jeunesse d’aujourd’hui»

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L’un des points d’orgue du Mois de l’inclusivité à l’université de Bordeaux consistera, jeudi 27 mars, en une conversation autour de la pensée de Frantz Fanon à l’occasion du centenaire de la naissance de cette figure majeure de l’anticolonialisme. David Diallo, enseignant-chercheur à l’université de Bordeaux, professeur en histoire et cultures des États-Unis, sera l’un des intervenants.

Photo : David Diallo enseigne au sein de la Faculté de droit et science politique de l'université de Bordeaux © DR
David Diallo enseigne au sein de la Faculté de droit et science politique de l'université de Bordeaux © DR

En 2025, cent ans après sa naissance, le penseur martiniquais Frantz Fanon fait l'objet d'hommage un peu partout en France. Quels sont les traits saillants de sa pensée ?

David Diallo : Je ne suis pas un expert de Frantz Fanon, dont j’ai étudié la pensée au fil de mon parcours et lu les principaux ouvrages - Les Damnés de la terre et Peau noire, masques blancs. Mais en travaillant sur les relations raciales, notamment les mobilisations des populations noires pour l’égalité et les droits civiques aux États-Unis, j’ai constaté qu’il était une référence souvent convoquée par les militants. Les Black Panthers, par exemple, ont repris une partie de sa rhétorique, en adaptant sa logique de lutte post-coloniale au contexte américain, considérant que les populations noires aux États-Unis étaient victimes de « colonialisme domestique ». J’ai aussi découvert avec intérêt ses points de convergence et de divergence avec Bourdieu sur leur terrain commun, l’Algérie. C’est là-bas que Frantz Fanon, jeune médecin, a vu les ravages du colonialisme et a forgé sa pensée politique et intellectuelle. Pour simplifier, je dirais qu’il a théorisé les conséquences de la colonisation sur la conscience du colonisé, la situation dans laquelle le colonisé se retrouve, avec notamment une langue et des hiérarchies imposées, et la recherche des meilleurs moyens de s’en défaire, en confiant cette lutte à un cercle restreint d’intellectuels ou en puisant au sein du peuple les guides du soulèvement.

Cette « conversation » autour de Frantz Fanon fait partie de la programmation du Mois de l’inclusivité à l’université. Quelles réflexions cette initiative vous inspire-t-elle ? Pensez-vous que l’université de Bordeaux est suffisamment inclusive ?

D.D. : Le terme « inclusif » implique de proposer davantage de représentativité dans des secteurs qui traditionnellement, historiquement, ont été réservés à un groupe particulier. Il s’agit, dans un milieu donné, d’être représentatif de la réalité démographique qui l’entoure. En ce qui concerne l’université de Bordeaux, je ne peux vous parler que de la faculté de droit et de science politique dans laquelle j’enseigne et où je croise une grande variété de profils d’étudiantes et d’étudiants. Je suis agréablement surpris, à chaque rentrée, de voir se côtoyer en première année de licence des jeunes gens en costumes et d’autres avec des tenues plus décontractées, des jeunes filles voilées, des gens d’origines sociales plurielles

La race est une construction ; l’attribution de dispositions particulières par rapport à la couleur de la peau est une croyance. Aux États-Unis, les sociologues Barbara et Karen Fields ont d’ailleurs rapproché cette « fabrique de la race » (racecraft) de la « sorcellerie » (witchcraft) pour expliquer l'ensemble des croyances partagées et des pratiques collectives qui font exister cette fiction. On ne peut pas ignorer la couleur de la peau, mais on peut s’entraîner à ne pas lui donner de signification particulière. Et j’ai foi en la jeunesse d’aujourd’hui, qui me semble particulièrement ouverte et tolérante, pour y parvenir.

Vous avez co-publié avec Eric Rouby et Adrien Schu, en 2023, un ouvrage intitulé Trump ou l’érosion de la démocratie américaine. Comment analysez-vous la situation aux États-Unis depuis le retour au pouvoir de Donald Trump en janvier dernier, notamment sur ces questions de diversité, d’égalité, d’inclusion ?

D.D. : Lors de leur mise en place par de précédentes administrations progressistes, les programmes d’affirmative action (qu’on traduit en français par « discrimination positive ») visaient à instaurer une forme de réparation à l’égard de la population noire ségréguée qui avait subi, jusqu’alors, un biais discriminatoire la laissant en bas de l’échelle. Mais le contre-coup a été très rapide, avec des doutes sur la possibilité de pérenniser ce type de programme, car quand on oriente une politique en faveur d’un groupe, il y a forcément un autre groupe qui se sent lésé. Des actions en justice ont été intentées contre les quotas ethniques et sont remontées jusqu’à la Cour suprême, comme l’arrêt Bakke dès 1978, qui ont constitué une première fissure dans ce projet. Depuis, les conservateurs n’ont eu de cesse d’élargir et de s’engouffrer dans cette brèche pour torpiller ces programmes de discrimination positive. Aujourd’hui, avec le retour de Trump au pouvoir, un Congrès à droite et une majorité de juges conservateurs à la Cour suprême, toutes les conditions sont réunies pour une révocation de toutes les avancées de la période progressiste. Travaillant sur ce sujet, je ne suis pas très surpris : il est très fréquent qu’on observe ce mouvement de « push-pull », ce retour de bâton après une période de grandes avancées sociétales. 

Les scientifiques - en tout cas certains d’entre eux, en fonction de leur champ de recherche - sont désormais dans la ligne de mire de l’administration Trump, alors que les États-Unis pouvaient sembler autrefois un véritable eldorado pour les chercheurs. Qu’en pensez-vous, vous qui connaissez particulièrement bien ce pays ?

D.D. : Cet eldorado que vous évoquez, c’est celui des grandes universités américaines qui proposent aux chercheurs des salaires sans commune mesure avec ceux d’ici. Il est certain qu’on dispose là-bas de conditions de travail exceptionnelles, des budgets, des équipes, des campus magnifiques et des bibliothèques ouvertes même la nuit… Mais cela tient au fait qu’en France, l’université est quasiment gratuite. Aux États-Unis, les étudiants s’endettent à vie - Obama remboursait encore son emprunt quand il a été élu au Sénat, deux ans avant son premier mandat comme président du pays. Et c’est un rapport aux études qui, de fait, est différent, celui d’un client auquel on procure un service. Personnellement, je me sens bien plus à l’aise ici dans un rôle de transmission de savoir et de compétences que comme prestataire de service.

Quant aux attaques de l’administration Trump contre le milieu de la recherche, mes collègues politistes et d’autres disciplines pourraient décrypter cela mieux que moi, mais le but de cette administration semble en effet de décrédibiliser les travaux scientifiques, de jeter le doute sur les conclusions des experts sur le changement climatique, de caricaturer les chercheurs comme des gens retranchés dans leur tour d’ivoire et agitant des grands mots, complètement déconnectés des « gens qui souffrent ». Cette remise en question de vérités scientifiques au profit du savoir de « l’homme de la rue » n’est malheureusement pas étonnante. Ce qui est inquiétant, c’est la possibilité dont s’empare Trump de nommer à vie des juges de la Cour suprême qui vont pouvoir entériner juridiquement une pensée politique dont il faudra peut-être plusieurs générations pour se défaire.

  • Conversation – Échos de la pensée de Frantz Fanon

    Inscrivez-vous pour assister à l'événement jeudi 27 mars de 9h à 11h30 sur le campus Montesquieu à Pessac